dimanche 24 avril 2016

Scandale mélancolique

On me dit parfois comme ça : "j'aime bien votre petit couple de lesbiennes" (ça démarre fort). Ce à quoi je réponds généralement : "tu veux dire notre couple tout court ?" Nan, je dis ça, c'est parce que si j'étais cisgenre en couple avec une femme, donc un couple hétéro tout ce qu'il y a de plus classique, les gens ne diraient pas : "j'aime bien votre petit couple d'hétéros". Pourquoi toujours vouloir préciser la "nature" du couple, dès l'instant où le couple en question sort un peu des sentiers battus ?

Si je sais que Robert* et Gérard* sont en couple ou que Nathalie* et Sylvie* sont ensembles, je ne vais pas me sentir obligée de rajouter "gay" ou "lesbien" à chaque fois que je vais parler d'eux (* personnages entièrement fictifs, pas la peine de commencer à regarder vos voisins ou vos collègues de bureau de travers). En ces temps de crise budgétaire et de réchauffement climatique, économiser sa salive et limiter les émissions de gaz à effet de serre est un geste citoyen.

Mais pour en revenir à mon couple, même si, une fois opérée et en ayant obtenu mon changement d'état-civil, je deviendrai de facto une femme avec une femme (moi qui n'ai jamais eu de Mécano, c'est un comble), le côté "sulfureux" et fantasmé de ce que le mot "lesbiennes" évoque m'enquiquine un peu. Pour la plupart des gens que je connais, un couple de lesbiennes se traduit bien souvent par ça :




Bon ok, c'est joli à regarder, sexy en diable et tout ce qu'on veut, mais ça reste tout de même un cliché "réservé" à un public averti, voire inverti et plus si affinités, et même si je rêverais d'avoir idéalement le physique de l'une d'elles, sans être tout à fait sexe, ça a quand-même un certain cousinage.

Il est vrai que tout ce qui concerne les LGB en général est plutôt revendicatif d'une forme de sexualité, à croire que les couples LGB ne passeraient leur temps qu'à ça (z'ont bien de la chance si c'est le cas, au passage). Ils ne font jamais les courses, le ménage, tondre la pelouse au lieu de la brouter ? (oui bon là ok j'en rajoute). Ce que je veux dire, c'est que les couples LGB ne font ni plus ni moins que les autres couples mais qu'il y aura toujours cette résilience d'images de filles couchées sur papier glacé qui s'imposera. Quand on évoque un couple hétéro, y a-t'il systématiquement l'image d'un homme et d'une femme faisant l'amour qui s'inscrit en filigrane ? Poser la question c'est déjà y répondre.

Mais bon, tout ce qui précède n'était qu'un préambule (j'allais dire une mise en bouche mais on aurait encore jasé), car le propos du jour se situe à un tout autre niveau que celui des esthètes de noeuds, mais il fallait bien attirer le chaland :)

En fait, je voulais vous faire part d'une théorie à laquelle j'ai réfléchi (un peu seulement, faut pas pousser) et qui fait qu'un doute m'habite, une angoisse m'étreint, une question existentielle me taraude...et si tout ça n'avait aucun sens ? Je veux bien sûr parler du changement...d'état civil. Je m'explique.

Mettons que je finisse par me faire opérer un beau jour, et qu'après avoir informé la terre entière de mes éventuelles pertes blanches et avoir signalé sur tous les réseaux sociaux que je faisais correctement mes dilatations (le toucher rectal pour les hémoroïdes a beaucoup moins de succès, allez savoir pourquoi), je décide comme ça de faire modifier mon état civil, histoire d'apporter la touche finale à mon parcours et être enfin en phase totale avec ce que j'ai toujours voulu être. J'entame alors une longue et coûteuse procédure, tout comme pour Robert Moncul ou Humphrey Bainfuffer, jusqu'à l'obtention du précieux sésame, qui m'évitera à l'avenir d'avoir à expliquer aux forces de l'ordre que ce n'est pas le permis de conduire de mon mari que je leur présente lors du contrôle.

Me voici donc devenue officiellement Carolyne. Bien...

Et c'est là en fait que tout part en quenouille, si vous me passez l'expression. En effet, le jour où j'ai enfin une existence légale et administrative, que se passe-t'il ?

Je renie totalement mon passé de mec puisque mon extrait d'acte de naissance sera intégralement modifié. En l'espèce, ça mentionnera un truc du genre : le 15 mai blablabla est née Carolyne, de sexe féminin, etc... ce qui est totalement faux (ou sinon je ne me serais pas emmerdée à suivre un parcours trans, faut être logique). De plus, qu'on le veuille ou non, le jour de mon extrait de naissance initial, mes parents ont bien donné naissance à un garçon, eu égard aux archives de la maternité de l'hôpital, sans aller chercher plus loin.

On se trouve donc dans un cas de figure où les registres de l'état civil commettent quelque part un faux en écriture, mais surtout dans une situation quasi ubuesque pour ne pas dire kafkaïenne, si on y songe un instant. Imaginons par exemple qu'au cours de mon ancienne vie j'aie contracté des maladies spécifiquement liées à une forme d'andropathie (orchidopexie, phymosis, etc) et qu'au cours des diverses interventions médicales je me sois choppée des infections nosocomiales qui aient été à l'origine d'une invalidité permanente (oui je sais je cherche les petites bêtes, mais si vous saviez tout ce qu'on trouve dans les draps des hôpitaux). Je me vois bien aller expliquer à la commission, lors du renouvellement de mon invalidité tous les 5 ans, que ma cystite chronique est survenue pendant qu'on me coupait la chique...

Plus "perturbant" encore : je suis mariée, j'ai des enfants, mon acte de mariage également modifié mentionne que Carolyne a de fait épousé une autre femme (encore prématuré mais ça vient, ça vient...) et que de leur union sont nés X et Y. Si le cas peut être facilement envisagé au sein d'un couple de deux femmes, la chose me paraît beaucoup plus improbable administrativement lorsqu'il s'agit d'un couple gay dont l'un des deux fût pourtant un FtM par exemple. X et Y nés de Robert et Gérard, la médecine ne le permet pas encore, et je plains d'avance X et Y qui auront à fournir un tel extrait d'acte de naissance pour l'obtention de tel ou tel document. A un moment donné, il faut pouvoir rester crédible, si ce n'est pour soi, au moins pour les autres.

Je sais que, pour la plupart des trans, ce changement radical d'état-civil est souhaité et que ça ne leur pose aucun problème qu'on travestisse ainsi la réalité. Moi je veux bien, mais je trouve que ça laisse tout de même un je ne sais quoi de bizarre. En exagérant un brin, voire une grosse touffe, je dirais même que ça peut conduire à une certaine forme de schizophrénie, parce que si du coup Carolyne est née il y a plus de 40 ans, il va bien falloir remplir quelques cases de souvenirs, à moins de jouer l'amnésie.

Seulement ces souvenirs n'auront jamais existé que dans l'imaginaire. On va ainsi devoir s'inventer une vie qu'on n'aura pas eue de toutes façons, entre l'âge des premières règles, les parties de colin-maillard ou d'élastique à la récré, les premiers flirts dans la grange sur la paille avec le cousin Mathieu ou même la cousine Séraphine, avoir de bonnes raisons pour expliquer l'absence totale de photos de classe, etc, la liste est longue.

En fait je pense que le changement d'identité implique trois façons de l'appréhender :

-soit on considère qu'on "nait" à partir du jour où on devient officiellement Mme et que tout ce qui précède n'a jamais existé ou qu'on l'a oublié.

-soit on réécrit l'histoire à partir de son début en changeant les personnages et tout ce qui précédait ne sera plus oublié mais radicalement falsifié et n'aura donc jamais pu exister.

- soit on ne change rien à l'histoire originelle et on mentionne juste le changement survenu par la suite, ce qui me paraît le plus naturel et le moins déroutant psychologiquement.

Dans le premier cas, on commence à vivre assez tard (ce qui est un peu con) et puis en plus, Carolyne née de l'union de Mr. Bistouri et de Mme Pince à clamper, c'est pas très glamour sur l'extrait d'acte de naissance. De plus, ça a un côté un peu parano d'éradiquer d'un trait toute une vie je trouve.

Dans le deuxième cas, c'est carrément la vie de quelqu'un d'autre et même si on peut regretter idéalement que ça ne soit pas celle qu'on a eue, ça reste fantasmatique, et sans être tout à fait une forme de schizophrénie légère, ça en a un peu l'apparence.

Dans le troisième cas, c'est le plus authentique et le plus honnête, même si effectivement on aurait préféré que ça se déroule suivant le scénario du 2ème cas, mais au moins on ne vire pas schizo ou mytho.

L'ennui, c'est qu'apparemment l'administration ne laisse pas le choix dans la date et que seul le deuxième cas est retenu, ce que je trouve un peu dommage car finalement ça entretient les gens dans le déni et le virtuel...ça valait bien la peine de franchir tous les obstacles psys pour finir par en arriver là. Je finirai donc "schizophrène" puisque l'administration en aura décidé ainsi (ça va être commode, moi qui n'ai aucune imagination et la mémoire d'un poisson rouge).

Remarque, je pourrai toujours me baser sur certains "témoignages" qu'on peut lire parfois sur le net pour m'inventer cette vie. Ah oui mais non, suis-je bête, là on ne parle plus de vie idéale de transsexuelles, entre les bonnes copines du collège qui invitent toujours à des anniversaires déguisés et pour lesquels il y a toujours la panoplie à disposition, perruque comprise, ou bien encore ces vendeuses de magasins de lingerie qui se montrent d'un professionnalisme hors pair(es), allant jusqu'à pousser le dévouement au point de s'enfermer avec vous dans la cabine d'essayage en vous disant "ma chérie"...j'adore ces témoignages qu'on lit d'une main...enfin bon, tout ça c'était avant le drame.

Nan paske là il me faut une vraie vie de femme bio, depuis la naissance jusqu'à maintenant, incluant tout aussi bien ma première poupée Barbie que mon premier orgasme vaginal. J'avoue que j'aurai un peu de mal à placer mon année de service militaire ou mon orchidopexie au milieu de tout ça mais globalement je devrais m'en sortir. N'empêche, je trouve cette procédure un peu limite, parce que si j'ai passé la majeure partie de ma vie à rêver de la vie que j'aurais dû avoir, ce n'est pas une fois que je me serai réalisée qu'il faudra que je continue à le faire. J'aimerais bien pouvoir avoir le droit de choisir de conserver ou pas ma vie d'avant, même si celle-ci n'a pas été idéalement celle qu'elle aurait dû être. Non pas que j'éprouve quelque crainte ou une quelconque idée de renoncement à changer de vie, je sais exactement où je veux aller et ce que je veux devenir, et ce n'est pas non plus une sorte de regret de devoir abandonner cette vie d'avant, non, c'est juste une question de logique et de bon sens.

Entendons-nous bien : le jour où je serai officiellement et physiquement devenue une femme sera le plus beau jour de ma vie, si l'on excepte celui où j'ai rencontré ma femme, mais il ne faut pas se raconter d'histoires et se mettre à vivre dans un déni de réalité constant. Je ne vais pas retoucher toutes les photos de ma période d'avant mon changement, modifier tous mes contrats de travail, demander la rectification de mes moindres factures de caramels mous ou ce genre de conneries. La seule concession que je m'autoriserai sera de ne pas obligatoirement me promener dans la rue avec une pancarte mentionnant mon ancien statut, mais si j'assume mon état présent et à venir, j'assume tout aussi bien mon passé, même si idéalement ce passé aurait pu être différent si la Nature m'en avait laissé le choix.

Vraiment pas facile la vie des trans...

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